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2 décembre 2007 7 02 /12 /décembre /2007 00:00

Un jour l’enfant grandira et demandera à sa maman : « Où est mon père ? Ne reviendra-t-il jamais ? ». Elle ne saura que se taire ou répondre par un mensonge. Mais le résonnement de la question persistera jusqu’à ce qu’il remue le souvenir de la nuit où le germe fut semé en elle par la force. Elle ne saura repousser la haine que rien n’apaise, qu’éprouve une mère envers le père qui abandonne sa progéniture. La haine ne s’éteint ordinairement qu’au moment du châtiment des tyrans. Rachida n’est qu’une femme sans force ni puissance, et du fait de ne rien pouvoir, naîtra en elle une sourde souffrance qui ne s’atténue que momentanément. Saber sera accusé de ce mal.
Un jour l’enfant sera injustement humilié, giflé par des dures et méchantes mains d’adultes, déshumanisés pas l’insouciance et l’inconscience ; mais ne peut pas se défendre. Sa mère ne saura que verser des larmes inutiles dont il n’aura pas besoin. Il aura besoin d’une voix masculine, grave, qui d’un seul cri de colère, créera un champ de respect autour de l’enfant. Saber sera accusé d’avoir manqué à ce devoir.
Le vide que laisse le père en abandonnant ses petits enfants s’ouvre dans leurs cœurs blessure béante et inguérissable. Les enfants, une fois grandi, tentent d’y remédier, d’emplir ce creux qui hurlent sourdement sa vacuité. Ils essaient d’y parvenir même en agissant de la manière où s’ignore la frontière qui sépare le pur de l’immonde. Le bien du mal. Saber sera responsable de ces agissements.
Un jour, l’enfant sera malmené par la vie, et nul ne devine qu’au même moment le père ne serait pas en train de s’amuser, de rire en éclats. Dieu voit tout en même temps. Il verra alors ici le triste enfant que tout dévore, et là, l’heureux père sautant de joie. Si tel père prie le Tout-Puissant nuit et jour, lui pardonnera-t-il ? Dieu est juste. 
Le cri d’un marchand ambulant arrache Saber à sa pensée. Les deux cartons prennent forme comme s’ils sortaient du néant. Les murs de la pièce se montrent, se durcissent pour bien enfermer leur singulier prisonnier. Ce qu’il appelle « table de nuit » se distingue, s’impose, lui fait remarquer que son tiroir inférieur est fermé. Il l’ouvre, en tire son livre préféré qu’il avait oublié dedans. Une page au hasard. Il ne sait comment parvient-il  à lire…
                                                   
                                                                                                                                  
 
Badra a perdu ses deux garçons. Deux garçons dont elle n’est pas véritablement mère. Sa conscience ou sa raison l’avait privée du premier qui d’ailleurs ne pouvait être considéré comme enfant. Se faire passer pour la mère d’un jeune homme qui a son âge, est insensé. Elle le sait bien. Cependant, ne fallait-il pas un mensonge pour cacher la vérité ? Comment aurait-elle pu, l’autre fois, dissimuler son amour pour Saber et éviter sa proposition si elle ne lui avait pas menti ? Si elle ne lui avait pas sorti cette histoire de tendresse maternelle ? Il n’a pas admis d’être son enfant chéri. Elle l’a ainsi perdu.
Le second garçon ne dort plus dans le lit de la maitresse de maison. Il a rejoint sa vraie mère, Rachida. La patronne en avait décidé ainsi. Car elle ne pouvait plus retourner l’enfant quand il ronflait, ni le couvrir et veiller sur lui la nuit. La maladie a paralysé Badra. Elle en a beaucoup souffert. Elle continue d’en souffrir. Ne s’est pas encore insinué dans son esprit l’idée que la maladie se présente comme une tranche…une étape caillouteuse qui se situe ça et là, au début, au milieu ou à la fin du chemin qui mène l’individu à son point d’extinction. Cette étape se mesure par le temps durant lequel le malade demeure dans l’incapacité de jouir moyennement de ses facultés naturelles ; et se mesure aussi par l’intensité de la douleur. Badra ne sait plus où se situer. Elle craint que cela dure mais garde encore espoir. Elle préfère croire que ce n’est qu’un point noir dans son parcours, que le temps effacera.
A suivre…     

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2 décembre 2007 7 02 /12 /décembre /2007 00:00

La crainte de Badra serait atténuée si elle était convaincue que toutes les maladies sont guérissables ; même celles qui défient encore la science. Certes, cela semble invraisemblable et guère évident ; et pourtant…
Et pourtant toutes les maladies sont guérissables. Toutes, sans aucune exception ; si l’on considère que guérir signifie : ne plus sentir de douleur, se remettre, marcher, courir et même…planer.
Quand on est frappé par le mal, et qu’on se retrouve patinant dans la boue qui couvre notre chemin,  ou trébuchant à chaque pas dans les nids de poules creusés par le destin ; on a devant soi deux possibilités de s’en sortir.
 La première est de lutter contre la maladie, se soigner jusqu’à ce qu’on arrive à se rétablir. Si on y parvient de cette manière, on considéra donc qu’on a eu les moyens de traverser l’étape douloureuse, qu’on a retrouvé la bonne route qui épuisera le restant de notre vie.
L’autre possibilité s’impose lorsque le malade se lasse de lutter, et il lui est plus doux de reculer, de rebrousser chemin. Voyant que son corps n’est plus en mesure de s’avancer car le cœur n y est plus. Il abandonne sa dépouille et se soustrait à la douleur par une autre issue. Une issue qui donne sur son passé. Il le revit en un clin d’œil avant de trépasser. Il meurt. Et mourir est aussi une façon de guérir.
Badra pense comme tout le monde. Elle espère se rétablir. Seulement se rétablir. Là est tout son espoir. Son espoir lui dissimule, comme à tout le monde, l’autre façon de se remettre. Bien se remettre, au point de pouvoir non seulement marcher et courir mais aussi voltiger.
Ça fait maintenant quatre-vingt-dix jours qu’elle traverse la tranche caillouteuse. Son mal se déclara quatre jours seulement après le mariage…Le mariage qui apparemment devait la combler se révéla source de sa souffrance. Pourtant tout s’est passé comme elle le souhaitait. Comme le souhaitait sa conscience. Sa conscience avait exigé d’elle, le jour où elle a tué sans le vouloir le mari de Rachida, de subir toutes les conséquences qui s’en suivraient. Elle répondit partiellement à cette exigence en amenant chez-elle Rachida et ses enfants. Elle veilla à ce qu’ils vivent comme si le père était vivant. Mieux encore. Insatisfaite, elle pensa faire plus pour s’alléger de sa dette : trouver un mari à la jeune veuve ; mais  pas n’importe qui ; pas de ces hommes qu’on peut aisément acheter dans la rue. Il lui fallait quelqu’un qui lui ferait oublier le défunt. Elle pensa à Saber. Son cœur sursauta. Elle le musela. «Il faut qu’elle m’arrache l’homme que j’aime comme la mort lui avait arraché le sien ; ainsi je m’acquitterai de mon dû ».
Elle a rusé, menti, tout fait pour que Saber et Rachida s’unissent. Elle est arrivée à ses fins. Sa conscience est arrivée à ses fins. Sa conscience avait dansé le jour de la fête, lancé des you-yous assourdissants qui métamorphosèrent les larmes de douleur, dont débordait son cœur, en larmes de joie.
Elle avait failli céder l’autre fois, quand Saber était venu demander sa main. A la fin de leur singulier entretien qui se termina par l’emportement de son hôte, l’amour prit en elle le dessus et elle s’écria : « Attendez Saber ! Attendez… ». Mais le jeune homme, désespéré, claqua la porte et s’en alla, aidant ainsi Badra à se contenir ; aidant sa conscience à reprendre en elle les rênes et la guider vers le but initial : subir les conséquences de son forfait, consentir à ce que Saber remplace le mari de Rachida.
Badra a accepté ce sacrifice. Tout s’était passé sans difficulté. Saber vint au lendemain de leur rencontre s’excuser de son emportement. Il lui apprit par la même occasion qu’il avait trouvé très sages ses conseils et qu’il épouserait Rachida. Il s’était étonnamment vidé de sa colère. Ce qui inquiéta quelque peu son amie d’enfance. Elle eut à l’idée que tout était préparé à l’avance, que Saber n’était venu la veille que dans le but de la tester. Elle eut l’impression de quelqu’un qui prie pour que se couche un soleil qui sans sa prière allait se coucher. Vite, elle chassa cette idée. «Saber m’aimait plus qu’elle, et si ce n’est cette dette dont je dois m’acquitter… ».
Mais le doute persista. Un doute assez suffisant, assez fertile pour qu’y pousse la jalousie. Une jalousie pas assez mûre cependant pour l’empêcher de se montrer gaie le jour du mariage ; malgré qu’au fond d’elle, se combattaient, d’un coté, la hardiesse de sa conscience qui trouvait raisonnable et nullement démesuré ce qu’elle avait entrepris ; et de l’autre coté, la ténacité de son cœur qui jugeait exagérées la valeur et la beauté du sacrifice. Et ce combat l’ébranla.
A  suivre…

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30 novembre 2007 5 30 /11 /novembre /2007 00:00

Si les choses pensaient et éprouvaient comme les humains la joie et la douceur du succès, la tristesse et la douleur de l’échec, une rivière toute fière de l’approche d’un hiver pluvieux qui lui donnerait la force de se jeter cette saison en pleine mer, aurait le même sentiment que Saber , quand elle ne se perd après avoir parcouru milles lieues que dans un lac au sol fort perméable que l’été achèverait à sa première décade ; aurait le même sentiment la source qui, lasse de demeurer éternellement souterraine, apitoyée par l’appel plaintif de quelque verger agonisant de soif, brise la surface rocheuse pour émerger et courir secourir le plaignant mais n’arrive pas, une douce pente l’aurait détournée de son cours et fait plier à sa fantaisie.
Mais les choses ne pensent pas, et n’éprouvent aucun sentiment. La preuve : ces deux grands cartons que fixe Saber du regard ne sont guère en mesure de deviner ce qui se trame dans son esprit. Il est insensé et impensable d’attendre d’eux conseil. Il doit se décider seul : rester ou partir.
Hier en revenant du travail, il a pris ces cartons à la poubelle. La nuit, Il a fourré dans l’un tous ses vêtements et dans l’autre les ustensiles de cuisines et d’autres objets.
Ce matin, quand il s’est réveillé, il a roulé la paillasse et les couvertures et les a rangées dans le carton contenant les vêtements. Il a vérifié s’il n’avait rien oublié. Rien. « Partons donc ! ». Et il n’est pas parti.
Ils sont lourds et encombrants, les cartons. Il devait sortir chercher une camionnette pour les transporter. Il devait sortir… Et il n’est pas sorti.
Ça fait maintenant un peu plus de deux heures qu’il est là, enfermé dans sa chambre, assis sur le bord du lit squelettique. La froideur de l’acier de la ferraille dénudée lui glace les fesses. Qu’est ce qui le retient ? C’est fini, il ne peut plus vivre dans cette ville des jours meilleurs. D’ailleurs il n’y a jamais gouté à un véritable bonheur. C’est ici qu’il a perdu ses parents et… Hayat. C’est ici qu’il fut injustement jugé et emprisonné. C’est ici qu’il a connu l’asile. Et c’est ici que se volatilisé ses rêves.
C’est ici qu’il a retrouvé Badra qui l’encouragea à espérer…Il lui parût sans obstacle et bien battu le sentier qu’empruntait son espoir, se nourrissant de belles rêveries qui n’étaient en réalité que chimères. C’est ici, dans cette chambre même, que son ombre s’était détachée de lui, s’était évadée et avait failli commettre l’irréparable. Heureusement que les passants l’empêchèrent de se suicider. Cette ombre, cette autre lui-même, qui chaque fois l’entraine dans des situations contraires à ses principes doit être punie. Il lui mettra la corde au cou, l’entrainera loin des regards, loin des tentations ; il la domptera et la fera rentrer dans sa coquille.
 
Pourquoi ne part-il pas ? Ne pas quitter cette ville et aller se mettre à l’abri des tracasseries…allez n’importe où ? Avec les économies qu’il a faites, il tiendrait encore plusieurs moi sans craindre le besoin. Il aurait le temps de trouver un autre travail. Il ferait d’autre connaissances qui ne sauront rien de son passé. Il oublierait tout. Mais il a déjà oublié. La mort de ses parents, celle de Hayat, la prison, l’asile, Badra. Oui, Badra aussi. Ce qui s’est passé entre elle et lui n’est rien. Il y eu des tas d’histoires de ce genre, et les hommes déçus, repoussés, n’en sont pas mort. Leurs blessures se sont cicatrisées et leurs vies ont repris normalement leurs cours. Pourquoi ne part-il pas ?
Saber sait bien ce qui l’empêche de s’en aller mais n’ose se l’avouer. Ça ne se dit pas. Ça ne se crie pas. Ça se chuchote, se balbutie. Ça se pense. Ça se sent. Ça parcourt. Ça fourmille…Que vont comprendre les gens s’il leur dit qu’il désire quitter la ville mais ne peut le faire…tout entier. Et pourtant, il est vrai qu’il ne peut partir tout entier. Resterait de lui dans cette ville, à l’intérieur du ventre de la femme de ménage, une pincée de chair, une poignée, tout un être qui s’était arraché malicieusement de son corps pour aller se loger là où il est interdit au gens de reprendre leurs dus.
Si demain Rachida, craignant le scandale, ose se vider de l’illégitime, Saber sera aussi coupable qu’elle. Priver un être de naître équivaut à lui ôter une vie future. Tuer. Il sera donc considéré comme un assassin. Un lâche assassin qui tue les êtres avant même qu’ils naissent…Rien ne le différenciera de quelqu’un qui sort son poignard en pleine rue et le plante dans le dos d’un inconnu. Il répondra de son acte devant Dieu.
Mais si Rachida n’a pas le courage de recourir à l’avortement ? Si ce manque de courage l’aide à se débrouiller pour mettre au monde l’enfant et l’élever sans crainte comme s’il était issu d’une relation légitime ? Il n y aura donc pas d’infanticide. De quoi sera alors accusé saber ? De rien ?
   A suivre...
    

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28 novembre 2007 3 28 /11 /novembre /2007 00:00

-- Elle a accepté ?
-- Calmez-vous Saber, nous allons en venir.
Et Badra enchaine :
-- je vous disais donc qu’elle aime quelqu’un que personne ne peut arracher à son cœur. Imaginez qu’elle s’est arrangée pour qu’il se retrouve sur son chemin habituel tous les jours quand elle sort de chez elle et quand elle y retourne. Ainsi, elle le voit tous les matins et tous les soirs. Elle a tout fait pour l’aider sans qu’elle ne le blesse ou l’abaisse. Elle savait que ses bienfaits allaient éveiller l’amour dans le cœur de son bien-aimé. Elle savait qu’il allait un jour venir demander sa main. Elle craignait cependant l’arrivée de ce jour. Aucune femme saine d’esprit ne souhaite la perte de son garçon…
-- Son garçon ?
-- Oui, son garçon. Il est vrai qu’elle n’enfante pas, les minces espoirs qui demeuraient se sont évaporés avec la disparition de son mari. A son âge, les femmes, les vraies, puisent de leurs tendresses maternelles pour protéger leurs poupons, vident le lait qui gonfle leurs seins dans les petites bouches tâtonnantes que la faim éveille au milieu de la nuit. C’est de ce genre de femme que je vous conseille de choisir votre campagne. La femme du miroir n’aura jamais une occasion d’user, comme les autres, de l’affection maternelle. Elle ne sentira jamais le lait emplir ses seins. Elle restera comme elle est maintenant. Tout est entassé dans son cœur ; la tendresse, le lait, y stagnent comme l’huile sur l’eau. Chaque fois que son cœur se penche sur celui qu’elle croit aimer, c’est l’huile, ce mélange de lait et de tendresse maternelle, qui se précipite et déferle le premier, faisant du bien-aimé un bébé qu’elle n’avait jamais mis au monde. Elle ne peut donc considérer l’homme dont nous parlions que comme son enfant. Elle ne sait aimer que de cette façon. N’hésitez pas à la comparer à un arbre infructueux dont la sève, désolée d’être inutile, tente de pénétrer et enfler un fruit étranger qui était venu, leurré par la verdure du feuillage, s’accrocher à l’une de ses branches…
-- D’après ce que j’ai compris, intervient Saber, elle aime cet homme comme son propre enfant.
-- Oui c’est un peu ça.
-- O merci Badra ! Vous venez de me soulager, je croyais qu’il ne me restait aucune chance.
-- Ce n’est pas encore fini. Il faut maintenant qu’elle arrive à le convaincre à accepter cet amour maternel sans le choquer, sinon elle le perdra à jamais.
-- Et elle n’a rien fait pour cela ?
-- La femme du miroir a pensé à l’avenir de son…garçon. Elle a eu l’idée de la marier afin d’éviter qu’il emprunte le chemin de l’inceste. Elle lui a choisi une femme qu’elle aime bien : Rachida.
-- Rachida ?
-- Oui. Rachida vit chez elle et ne l’empêchera pas de le voir tous les jours comme avant…
-- Est-ce qu’elle a parlé de cela à tous les deux ?
-- Non. Elle ne voulait pas les contraindre à se marier.
-- elle n’a donc rien fait ?
-- Elle a seulement préparé le terrain. Elle a arrangé, sans que ni l’un ni l’autre ne s’en doute, plusieurs rencontres entre eux ; parfois même des tête-à-tête la nuit, mais elle croit que rien de ce qu’elle attendait ne s’est produit. Il semble que le jeune homme n’a d’yeux que pour la femme du miroir et s’entête à l’épouser.
-- Comme compte-t-elle s’en sortir maintenant ?
-- Elle a besoin d’aide et ne voit qu’une personne qui pourrait la secourir.
-- Qui est-ce ?
-- Vous ! Saber.
-- Mais je ne connais pas son homme euh….je veux dire son garçon.
-- ça n’a pas d’importance, l’essentiel est que vous êtes convaincu qu’il a tort de vouloir l’épouser…
-- Bien sûr qu’il a tort, elle l’aime comme son fils, il doit donc l’aimer comme sa mère. C’est tellement évident que…
-- Vous allez donc le voir et lui dire que la femme du miroir ne lui souhaite que du bien. Conseillez- lui de se marier avec Rachida pour ne pas s’éloigner de celle qui se croit sa mère. Rappelez-lui la récompense que Dieu à promise à celui qui se charge d’une veuve et ses enfants. Mais dites-lui aussi de ne pas se fâcher et oublier…
-- N’ajoutez rien, je saurai comment le convaincre. Je suis certain que je pourrai l’amener à la raison.
Saber sort de sa poche son petit calepin et un stylo et demande à Badra de lui communiquer l’adresse de son…rival.
-- Ce n’est pas la peine de noter…
-- Mais comment voulez-vous que je le reconnaisse ?
-- allez vous mettre là-bas, vous le verrez.
-- Me mettre où ?
-- En face du miroir.
Surpris, il se lève précipitamment et s’écrie :
-- Moi ? Votre garçon ? Mais vous êtes malade !
-- Calmez-vous Saber, le prie-t-elle, ne vous fâchez pas.
-- Mais vous êtes folle ! s’exclame-t-il en se dirigeant vers la sortie.
-- Attendez Saber ! le supplie-t-elle, attendez !
-- Mais vous êtes folle ! ne cesse-t-il de répéter, puis quitte la pièce en claquant violemment la porte.
Une fois dans le couloir, il se reproche : «  Comme je me trompais !Ilaurait été moins révoltant si elle m’avait dit sans détours que je ne suis pas de sa classe. Je suis bête ! Je n’ai pas deviné que j’étais le gosse dont elle parlait. Moi ? Son gosse ! Quelle farce ! ».
Au bas de l’escalier, Rachida l’attendait. La déception et la colère avaient aveuglé Saber. Arrivé à sa proximité, elle le retient par le bras.
-- Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
-- Rien, rien du tout ; lâchez-moi je suis pressé !
-- Attendez Saber ! Il faut que vous entendiez ce que je voulais vous dire tout à l’heure.
-- Je ne veux rien entendre…
-- Je suis enceinte, Saber.
-- Enceinte ? Pourquoi vous me dites ça ?
-- Vous êtes le père de l’enfant.
-- Quoi ?
-- C’est la vérité. Je vous jure que c’est la vérité.
Saber se tient la tête entre les mains et, pour ne pas succomber au vertige qui le prend, s’assied sur la dernière marche de l’escalier. Un mal terrible le gagne, s’accentue, s’accentue ; il croit que sa tête va éclater. La douleur s’atténue, s’atténue ; il lève les yeux, se heurte au visage affolé de la femme de ménage.
-- Vous n’allez pas bien ? J’appelle Madame ?
-- Non, dit-il, sèchement, je vais partir.
-- Partir ? Mais partir où ?
-- Chez-moi, répond-il, en se levant.
Il s’en va à grands pas, pressé sans doute de retrouver sa solitude et lui raconter ses tourments.
Rachida, comme pour lui rappeler que rien n’est résolu, lui lance d’une voix entachée de reproches :
-- Vous savez bien que c’est votre faute, Saber !
Il continue sa marche comme s’il ne l’avait pas entendue. Mais ne pouvant certainement pas jouer plus longtemps au sourd, il s’arrête, se retourne vers Rachida et lui ordonne avant de reprendre son chemin :
-- Ne parlez de ça à personne ! A personne ! Vous entendez ?
Elle dit « oui » de la tête. Son cœur entrevoit une lueur d’espoir dans l’ordre qu’elle vient de recevoir. Saber lui a ordonné de garder le secret ; il compte peut-être trouver une solution. Il est vrai, rien n’est fini pour elle ; l’enfant est toujours dans son ventre. L’enfant tout entier. Mais elle ne garde en elle que la moitié de son secret. L’autre moitié du lourd fardeau pèsera désormais sur la conscience de Saber.
A suivre…

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26 novembre 2007 1 26 /11 /novembre /2007 00:00

« Elle ne va pas refuser ». Il le dit tout haut en introduisant la clé dans la serrure. Il ouvre le bureau, son regard tombe sur le journal de paie à moitié entamé. Il réalise que beaucoup de travail l’attend. Mais rien ne l’empêchera de mener à bien son projet…Ce qui l’inquiète le plus est par où commencer. Attendra-t-il jusqu'à ce qu’elle vienne au bureau pour le lui annoncer ? Cherchera-t-il un prétexte pour monter chez-elle ?
Il lui dira : « je viens t’avouer que…j’ai trouvé très bons les conseils que tu m’as donnés ces derniers jours ; tu voulais que je me marie ; tu as même juré de faire face à toutes les dépenses qu’entrainerait le mariage. Cependant tu ne m’as rien dit sur la femme que je dois épouser. Tu m’as laissé le soin de faire librement mon choix, tout en étant certaine que je ne porte en mon cœur que toi. Quittons nos solitudes ! Quittons nos errances ! Allons l’un vers l’autre ! Marions-nous, et vivons ensemble le restant de notre vie… »
Badra, telle qu’il la connait ne dira pas toute de suite : « oui, j’accepte »…elle saura exprimer son consentement par ce sourire où se lit sa joie intérieure, par cette sorte de regard étincelant de bonheur. Non ! Elle ne refusera pas.
Saber dégaine son stylo et attaque la paie des ouvriers. Il s’est arrêté hier à la fiche de Bounour.
Il tire le net à payer du chauffeur, se demande comment ce dernier parvient-il à nourrir ses huit enfants avec un aussi misérable salaire. Avant tout, c’est lui le responsable ; il aurait dû prendre ses précautions. Se laisser embarquer dans de telles aventures relève de la pure folie. « Moi, je ne dépasserai pas les trois, quatre au maximum : deux garçons et deux filles… »
Saber s’arrête, pose son stylo et se tient la tête entre les mains. Il vient de se rappeler que la femme qu’il aime et veut à tout prix l’épouser, n’avait jamais mis au monde un seul enfant, malgré plusieurs années de mariage.
Il essaie de laisser passer dans le calme ce maudit nuage qui s’est interposé  méchamment entre lui et son espoir, puis revoir plus posément la situation.
« Voyons, se console-t-il, c’est peut-être Kouider qui était stérile; Badra ne peut pas l’être car elle n’a jamais fait de mal à personne pour mériter un tel châtiment. Je prouverai qu’elle ne l’est pas. Je l’entrevois dès maintenant faire les manières de début de grossesse de toute future mère. J’entends à cet instant sa voix chaleureuse et gonflée de joie m’annoncer l’heureuse nouvelle… Mais si tout cela n’est qu’un rêve ? »
« Si tout cela n’est qu’un rêve, Badra souffrira de ne pouvoir me donner un enfant ; je souffrirai alors avec elle. Je ne l’abandonnerai pas. Y a-t-il plus bel amour que celui qu’on élève à l’ombre de la souffrance ».
Saber parvient à balayer le spectre du désespoir. Il a réussi à faire du nuage qui menaçait de s’éclater en un orage dévastateur, une pluie fine, douce, et fertilisante.
« Il se tire bien d’affaires celui-là, pense Saber, en calculant la paie du chef de chantier ; Un salaire intéressant et moins d’enfants. C’est ça la vie. C’est presque toujours les mauvais qui réussissent à bien se débrouiller matériellement. Les mauvais ? Non ! Personne ne nait mauvais. L’homme le devient en essayant de gagner plus, de devenir important, usant de tous les moyens, sans aucune mesure. Il ne te remercie pas après la moisson, celui qui a tourné et retourné la mince chair de ton dos osseux pour semer les germes de ses ambitions. Il ne te remercie pas parce que tu as eu le tort d’user ta chair pour n’obtenir que l’éphémère. »
« Revenons à la paie ! A cette allure je ne terminerai pas aujourd’hui. N’oublions pas le temps que va prendre mon entretien avec Badra. Tournons la page, et au suivant. Le gardien. La paie de celui-là…
-- Bonjour Saber !
Rachida est là, l’air inquiet. Il la connait bien, elle aussi ; elle fait cette tête quand ses enfants vont mal.
-- Bonjour ! Où sont les enfants ?
-- ils sont partis tôt le matin avec Madame à l’hôpital.
-- Sont-ils malades ?
-- Non, elle les a emmenés juste pour un vaccin.
« Qu’est-ce qui l’inquiète alors », se demande Saber.
Elle demeure silencieuse, ce qui force saber à trouver de quoi meubler ce silence. La présence de la femme de ménage semble le gêner, le déranger. Il a l’impression, quand ils n’ont rien à dire, qu’ils pensent tous les deux à la même chose, le même souvenir émerge…
-- j’ai beaucoup de travail, se plaint-il.
-- Vous n’avez pas que le travail, il y a un autre problème à résoudre.
-- Un problème ?
-- Oui, vous devez réparer ce que vous avez causé sans que la patronne ne sache rien, sinon…
Saber n’a jamais vu Rachida aussi énervée. Enervée ? Non. Son air exprime un mélange de mélancolie, d’inquiétude, de colère. Elle ne lui a jamais parlé d’un ton aussi sévère. Elle s’adresse à lui comme si elle lui réclame une dette. Pourtant Saber est certain qu’il ne doit s’agir que d’un rien-du-tout. Les femmes font du futile tout un scandale ; c’est Bounour, le chauffeur, qui le lui avait appris.
-- Bien, dit Saber, quel est le problème Rachida ?
-- Il ne faut surtout pas que Madame sache…
-- Mais non, ne craignez rien !
-- C’est important, ce que je vais vous révéler….voilà Madame et les enfants qui reviennent, je vous le dirai tout à l’heure, je monte maintenant.
-- Mais attendez !
Rachida et déjà partie. Saber tape fortement du poing sur la table : «  Comme elles sont incompréhensibles ! Elle a certainement fait une gaffe, cassé un objet précieux, cher à la patronne, et veut me coller le tout sur le dos. Enfin tout cela sera sans gravité d’ici peu. »
Ce sera sans importance. Il sera le futur mari de Badra qui ne repoussera pas se demande de tout pardonner à la pauvre femme de ménage.
Les enfants, tout contents, sont montés en courant, pressés de montrer leurs nouveaux jouets à leur maman. Badra range encore dans un sac les objets qu’elle vient de sortir de la malle de la voiture. Saber l’observe comme s’il assiste à travers les lueurs de l’aube à l’éclosion silencieuse, lente et voluptueuse d’une fleur solitaire. Badra le surprend, le salue d’un large sourire qu’il juge prometteur. Elle monte à son tour l’escalier. Sa longue robe couleur de terre se lève timidement à chaque marche pour laisser apparaitre, tel un éclair éblouissant, le bas de ses jambes.
« Revenons au travail ! La paie du gardien. Celui-là…Je ne vais pas la voir tout de suite. Attendons que la lie se dépose au fond du cœur. Ne faut-il pas que Badra se repose ? ».
 A suivre…

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26 novembre 2007 1 26 /11 /novembre /2007 00:00

-- Entrez !
Saber hésite quelques secondes, le temps de se maîtriser, puis pousse la porte.
-- Bonjour…
-- Oh ! Quelle surprise ! Mais entrez donc, asseyez-vous !
-- Merci, dit-il, avant de s’asseoir dans un fauteuil, en face de Badra.
-- Du café ? Du thé ?
-- Non, je ne bois rien, je viens juste de prendre un café.
-- Vous êtes toujours le même Saber ; vous avez l’impression de déranger les gens même s’ils décident d’eux-mêmes de vous rendre le moindre service.
-- Non, je n’ai pas cette impression lorsqu’il s’agit de vous. Vous ne m’êtes étrangère ; d’ailleurs, ne m’avez-vous pas dit que je suis un membre de la famille ?
-- ça c’est moi qui l’ai dit, mais vous n’avez jamais essayé de l’être. Je ne sais pas pourquoi vous nous fuyez toujours ; pourquoi êtes-vous si distant ?
-- Vous fuir ? Pas du tout ! Seulement j’aimais être seul mais maintenant j’en ai assez de cette solitude. Je commence à m’ennuyer ; le silence, le vide….je vous avoue que j’ai besoin de quelqu’un d’intime à mes cotés…
-- Enfin ! Je savais que vous alliez en arriver là. Vous vous rappelez bien que je vous ai conseillé de vous marier ? Un homme ne doit pas vivre seul.
-- Une femme aussi.
-- Une femme aussi, c’est vrai…Moi, par exemple, je ne sais pas comment aurais-je pu vivre sans Rachida et ses enfants. C’est bon d’être en famille !
-- C’est bon d’être en famille ! C’est pourquoi je…
-- Vous vous êtes décidé de vous marier, c’est ça ?
-- Oui, mais j’ai peur.
-- Peur ? Mais peur de quoi ? Ne vous-ai-je pas promis de faire face à toutes les dépenses ?
-- Ce n’est pas ça qui m’inquiète.
-- Quoi alors ?
-- Je connais des hommes mariés à des femmes méchantes qui les ont fait souffrir toutes leurs vies. J’ai peur de subir le même sort, je préfère alors avoir comme épouse une femme que je connais bien.
-- Vous avez raison ! Mais bien connaitre quelqu’un avant de vivre avec lui sous le même toit n’est pas aisé ; il y a des gens qui ont passé ensemble…qui se sont fréquentés des années sans vraiment se connaitre. Savez-vous pourquoi ?
-- euh…
-- Parce que chacun des deux joue avant le mariage la comédie qui plait à l’autre. Chacun se garde de montrer le moindre défaut. L’un ne permet pas à l’autre de le juger réellement et l’accepter peu à peu. Mais la comédie ne survit pas au mariage ; les difficultés de la vie en ménage dévoilent le véritable visage de chacun…A mon avis, pour éviter cela, il faut s’offrir à l’autre tel qu’on est, il nous accepte ou nous rejette….
-- je vous disais que j’ai peur…mais il y a un seul cas où tout cela m’est épargné
-- Comment ?
-- Je connais bien la femme que je souhaite épouser…Et je crois qu’elle me connait assez bien, elle aussi.
-- Vous allez donc former un couple idéal !
-- ça dépendra d’elle…Et si elle refuse de m’épouser ?
-- Vous venez de dire qu’elle vous connait assez bien ; je parie que quiconque vous connait réellement ne peut que vous aimer. Montrez-moi cette femme je me chargerai du reste.
-- Elle est ici !
-- Où ça ?
-- Dans le miroir.
-- Quel miroir ?
-- Celui qui est suspendu à votre gauche, allez-y jeter un coup d’œil.
-- Saber ! Vous voulez dire que…
-- Elle est dans le miroir, allez lui parler…
Badra se lève lentement et va se mettre en face du miroir.
--Est- ce que vous la voyez ? lui demande-t-il ?
Elle ne répond pas. Elle éclate en sanglots.
-- Allons Badra ! Vous-ai-je dit quelque chose de déplaisant ?
Elle dit « non » en hochant la tête et continue à sangloter.
-- Pourquoi pleurez-vous alors ?
-- Parce que… Parce que…je suis jalouse d’elle.
Saber n’y comprend rien. Il regrette déjà d’avoir inventé cette histoire de miroir. D’ailleurs, il ne sait même pas comment cette idée lui était venue à l’esprit. S’il était allé droit au but les choses auraient été plus simples. Mais maintenant que tout a commencé, il faut continuer le jeu jusqu’au bout.
-- Vous la voyez ?
-- Oui, répond-elle, en essuyant ses larmes ; elle est ici, en face de moi.
-- parlez-lui alors !
-- qu’est-ce que vous voulez que je lui dise ?
-- Dites-lui que je l’aime plus que tout au monde. Je l’aime parce qu’elle est… tout simplement ce qu’elle est. Dites-lui que je demande sa main, que je rêve de passer avec elle le restant de mes jours. Dites-lui…Dites-lui tout ce que vous voulez, allez ! Parlez, Badra ! N’hésitez pas ! J’ai hâte d’entendre sa réponse.
Badra se contemple un moment dans le miroir puis revient s’asseoir à sa place, sans avoir prononcé un mot. Saber, fou d’impatience, lui demande :
-- Pourquoi ne lui avez-vous rien dit ?
-- Elle a tout entendu, répond Badra.
-- Et alors ?
-- Et j’ai entendu sa réponse.
-- Est-elle d’accord ?
-- Cette femme dont vous êtes fou d’amour aime un autre…
-- Un autre ?
-- Oui. Un autre qui veut lui aussi l’épouser.
 
    A suivre…

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25 novembre 2007 7 25 /11 /novembre /2007 00:00

Après le dîner, Saber rentra chez lui, ne pouvant chasser de son esprit l’image de Badra, surtout dans l’obscurité ; car la clarté l’empêche toujours d’y apporter un peu de son imagination et parfaire les beaux tableaux. Durant tout le dîner il n’avait pensé qu’à elle. Il s’était même arrêté de manger un bon moment. Cela n’aurait pas attiré l’attention s’il n’avait pas tenu, immobile et pendant un temps exagérément long, la fourchette garnie de nourriture, suspendue entre l’assiette et la bouche. Il fixait quelque chose qui se déroulait en lui. Ses yeux ne regardaient nulle part. Il ne s’en servait pas. Il se servait de la faculté qui lui permet de voir quand il rêve. L’image de la maitresse de maison venait de réapparaitre. La patronne montait l’escalier devant lui d’une allure au rythme régulier que lui dicte on-ne- sait quel désir…Des éclats de rire ! Les enfants de Rachida n’avaient pu tenir longtemps. Rien ne leur expliquait ce qui obligeait Saber à se figer dans une position aussi drôle : tenir la fourchette pleine et sombrer. Tout le monde se mit alors à rire. Même lui. Rachida répétait : « ça arrive ! ça arrive !», en lançant des regards furtifs et menaçants à ses garçons. Enfin Badra apaisa la situation : « ça ne fait rien, Saber n’est pas un étranger, c’est un membre de la famille ».
A sa sortie elle l’accompagna jusqu’au dehors. Quand elle s’approchait de lui, il semblait sentir son haleine lui chatouiller le cou.
-- Bonne nuit, Madame !
-- Attendez, je vais vous emmener en voiture.
-- Non, merci ; j’aime marcher la nuit.
Il descendit l’escalier sans se retourner. Il était certain qu’elle était encore là, à le regarder partir. Il accéléra un peu l’allure, il avait hâte de se retrouver seul pour bien ruminer ce qu’il venait de vivre.
Après avoir accompli la cinquième et dernière prière de la journée, il se versa une tasse de café et alla s’asseoir comme à l’accoutumé sur le bord de son lit. Le bout d’un objet ressortait de la poche de sa veste qui était accrochée à la poignée de la fenêtre. «  Qu’est ce que c’est ? », se demanda-t-il. Puis il réalisa que c’était un paquet de cigarettes que Lounis, le garçon de café, lui avait apporté d’Europe. Le serveur avait eu la chance d’aller voir comment sont, comment vivent les gens de l’autre rive de la mer. « Il a plus de connaissances que moi ; il a vu l’Europe, lui. Il l’a vue telle qu’elle est ; il s’est promené dans ses villes ; il a côtoyé ses habitants, observé leurs comportements. Quant à moi, j’ai tout cela faussement conçu dans mon esprit. Si j’ai l’occasion de m’y rendre là-bas, je m’amuserai à comparer ce que j’imaginai à la réalité… ».
Saber alla décrocher la veste, revint s’asseoir, étala le vêtement sur ses genoux et en tira le paquet de cigarettes. « Pourquoi Lounis a-t-il choisi pour moi un paquet de cigarettes ? Pourtant, il sait bien que je ne fume pas ». Quand il posa la question au serveur, il lui répondit : «  Saber, tu ne vas pas rester toute vie enfant ! Tu ne fumes pas ; tu ne bois pas… ; tu ne…tu ne…Pourquoi es-tu né alors ? ». Saber voulut répondre, lui faire comprendre que ce n’est pas de cette façon qu’on devient un vrai homme, mais se retint. Il sut qu’il n’allait pas convaincre Lounis. Le serveur n’est pas maniable. « Et qui sait ? Il a peut-être raison si on voit les choses d’une autre façon…Commençons par prendre une cigarette », se dit Saber en cherchant le briquet.
Il passa cette nuit à penser à Badra, aux femmes, au mariage…il éprouva le lendemain un étrange besoin. Le besoin de partager sa liberté et lâcher quelque peu les rênes à cette bête têtue qu’il croyait être.
 
Rachida fut une seconde fois envoyée de nuit par la patronne chez Saber. La visite fut plus courte et n’entraina pas le déplacement de l’employé à son bureau. C’était une simple histoire de clé ; Badra avait besoin de la clé du bureau, elle avait égaré le double.
Quand la femme de ménage fut repartie, Saber se demanda pourquoi la patronne s’intéressait tant à la paperasse. Le plus étonnant est qu’elle ne voulait plus, juste après la mort de Kouider, continuer à gérer ses affaires. Puis elle revint sur sa décision. Elle renonça à l’idée de tout laisser tomber. Avait-elle pensé au sort des ouvriers ? Trouvait-elle dans le fait de tout tenir en main une manière de vanter ses capacités ?
Saber ne put tenir la bride à ses instincts quand Rachida vint pour la troisième fois chez lui. La nuit. Ce n’est qu’après avoir commis son péché qu’il se rendit compte que le Tout-Puissant l’observait. Le remords l’empêcha de dormir, il resta alors étendu sur son lit jusqu’à l’appel à la prière de l’aube. Il se leva, se lava tout le corps pour se purifier des impuretés de son acte. Il s’adressa à Dieu dans une prière timide, entachée d’hypocrisie. En récitant ses versets, il sentit qu’il n’était pas écouté. Il eut alors les larmes aux yeux. Les larmes de quelqu’un qu’on pourchassait, qui courait se réfugier chez son protecteur habituel mais trouva la porte close…Sa prière terminée, il fut attiré par la lune qui traversait le ciel. Elle commençait à pâlir craignant le lever du soleil. Il décida ce jour de se marier pour échapper à l’emprise de Satan.
Aujourd’hui, plus de quatre mois après l’incident, il trouve qu’il avait pris une décision très sage en optant pour le mariage. Car il est certain maintenant qu’il lui est possible de récidiver s’il ne se marie pas : Le souvenir de la nuit inoubliable s’est complètement vidé de ses remords étouffants et n’a gardé que le plus doux de tout ce qui se passa. Le souvenir s’est même embelli ; il porte un mince voile transparent, brodé de mille et une beautés, qui laisse entrevoir l’obstination de son porteur de se faire revivre encore un jour. Un jour qui n’arrivera pas avant que Saber ne réalise son rêve. Un rêve, une fois entamé, affadira l’attrait du persistant souvenir. Un rêve dont il compte palper les fruits aujourd’hui. Aujourd’hui, dans quelques heures seulement…
Aujourd’hui, dans quelques heures seulement, il ira demander à Badra si elle l’accepte comme mari. Elle va…Non. Elle ne va pas refuser. Elle avait tout fait pour l’encourager à penser qu’elle l’aimait. Qu’elle l’aime. Ne lui avait-elle pas écrit, du vivant de son mari, le suppliant de redevenir tous les deux de bons amis comme au temps de leur enfance ? Ne lui avait-elle pas dit qu’il était … ?
Mais il ne l’avait pas comprise. Il avait répondu à coté. Il lui avait parlé d’autre chose, de la façon dont il voit comment ce monde est conçu, etc. Badra s’était alors éteinte. Comme une lampe qui réclame du pétrole et qu’on remplit d’eau.
Saber a détourné toute un fleuve pour arroser une fleur qui n’avait besoin que de la visite temporaire d’un ruisselet. Il l’avait ainsi étranglée. Mais Badra ne garda pas rancune. Elle l’avait compris. Elle a su que son ami d’antan était encore enfant malgré son âge. Elle eut peur qu’il s’égare et choisit alors de l’apprivoiser. « Non, elle ne va pas refuser », ne cesse de répéter Saber.
A suivre …

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23 novembre 2007 5 23 /11 /novembre /2007 00:00

Sept heures. Saber doit être au bureau à huit heures. Il sait bien que même en arrivant en retard, Badra ne lui reprochera rien. Mais il préfère être ponctuel. Il aime garder les bonnes habitudes.
Il a aujourd’hui la paie des ouvriers à préparer. Il faut que tout se fasse convenablement et dans les délais. Laisser les choses trainer veut dire qu’il profite de la bonté et l’exagérée tolérance de la patronne. Elle a eu une aveugle confiance en lui et l’a chargé de s’occuper de ses affaires ; elle l’avait choisi, il doit donc se garder de la décevoir.
Il sirote la dernière gorgée de café qui restait au fond de la tasse  avant de sortir.
La rue ne le dégoute plus ni l’écœure. Il y a quelques temps il pensait qu’il était différent des autres. Il se sentait quand il se trouvait dans la foule, comme un intrus. Il se voyait tantôt petit être impuissant se faufilant difficilement entre les jambes de monstres, tantôt un ange chaste s’apitoyant sur le sort des mortels.
Finis ! Ces sentiments maintenant. Il ne peut se considérer comme un être impuissant, car il est devenu comme tout le monde. Plus que monstre  même. Il n’a rien d’un ange et n’est qu’un misérable mortel qui excite la pitié.
Il avait perdu le privilège qu’il s’accordait, ce rêve de se vêtir de la peau de tout symbole de pureté ou de chasteté, depuis le jour où son animalité lui échappa et l’entraina irrésistiblement à commettre le péché. Un péché dont les germes avaient sans doute commencé à pousser dés la première visite chez lui de la femme de ménage.
Il faisait déjà nuit quand il entendit qu’on frappait à la porte. Il alla ouvrir sans demander qui était là. Il fut surpris quand il vit le visage de Rachida. La première idée qui lui traversa l’esprit fut qu’un malheur venait de se passer, que quelque chose est arrivée à la patronne. Mais il fut vite rassuré par le sourire où se mêlaient la politesse et la timidité, qu’esquissa la femme de ménage. La bouche de la jeune femme s’était étirée jusqu’à former un innocent croissant de lune qui illumina, ô combien modestement, un visage…un ciel qui venait de se soustraire à une méchante tempête.
Très gêné Saber la pria d’entrer.
-- Non répondit-elle gentiment, il faut que je retourne vite.
Il ne sut qu’enchaîner. Elle le délivra de son embarras :
   --  Madame a besoin des factures que vous avez reçues aujourd’hui.
-- je crois qu’elles sont au bureau mais elle ne peut les retrouver, attends je vais te raccompagner pour les lui remettre.
   Arrivé au bureau qui se situe au rez-de-chaussée de l’habitation, Saber alla directement ouvrir un tiroir, en tira les factures puis se retourna vers Rachida.
-- Les voilà !
-- Tiens ! Madame qui descend.
Saber n’avait jamais auparavant rencontré Badra après le coucher. Même quand ils étaient à l’école elle sortait toujours avant lui en hiver, saison des journées courtes.
Si Saber savait que l’écolière aurait, la nuit, la superbe image qu’il découvrit d’elle aujourd’hui…s’il savait que les ténèbres lui donneraient cet attrait magique et feraient de la petite fille frivole d’autrefois une femme grandiose…s’il savait qu’il viendrait une nuit où chaque pas de sa petite amie vers lui augmenterait d’un cran la douceur de cette béatitude qui emplit son cœur…s’il savait…il aurait attendu toute sa vie ce moment sans se précipiter.
-- Pourquoi vous-êtes vous dérangé, Saber, vous auriez dû indiquer à Rachida l’endroit où se trouvaient les factures.
-- Je n’en étais pas sûr, c’est pourquoi j’ai préféré venir, il faut que je rentre maintenant !
-- Non, il n’est pas question !
-- dois-je t’éclaircir sur le contenu des factures ?
-- Non ! Restez diner avec nous.
-- diner ?
-- Oui, le dîner est prêt.
Il y avait un peu de nuit dans la voix de Badra. Saber y décelait une énigmatique mélancolie. Il détectait en elle une profonde douleur qu’elle étouffait mal. Elle ne lui avait pas parlé de sa personne depuis qu’elle avait reçu sa lettre. Elle avait peut être cru qu’il était fou et que rien ne sert qu’elle lui fasse part de ses tourments. C’est tout était à refaire, il ne commettrait pas la même erreur. Il ne l’inviterait pas à faire des promenades inimaginables à travers un univers sans frontières.
Il était certain cependant qu’elle ne lui redonnerait plus l’occasion de développer ses folles idées et encore moins d’exprimer ses sentiments. Elle n’était plus la femme qui lui avait demandé de redevenir son ami. La lettre qu’elle avait reçue de lui l’avait sans doute déçue. Elle n’était plus la même depuis la mort de son mari. Cette disparition l’aurait allégée de ce qui l’avait incitée à lui écrire la première fois.
Il entrevit dans l’allure de l’ombre qui montait l’escalier devant lui une sorte d’orgueil qui effaça son espoir d’entendre un jour Badra évoquer leur enfance, leur amitié…Et Saber avait grand besoin qu’elle revienne vers lui ; un grand besoin de laisser déferler tout ce qui avait été refoulé en lui. Mais parfois la pluie vient quand la terre désespère et oublie son rêve.
C’était donc la première fois qu’il rencontra Badra après le coucher. Les réverbères des alentours sommeillaient et laissaient s’infiltrer ça et là l’obscurité. Les lampes de la façade de la maison n’étaient pas encore allumées. Les ténèbres qui en résultèrent avaient ôté au corps de Badra ses contours terrestres, effaçant ainsi ses limites et le laissant se répandre jusqu’à conquérir Saber ; envahir les confins les plus reculés de son être. De cette ombre envahissante, la voix de Badra s’arrachait comme du plus profond de la nature humaine. L’écho de chaque mot prononcé se métamorphosait en une enivrante mélodie qui allait doucereusement se laisser absorber par le cœur de Saber. Ivre il souriait…avec la complicité de la nuit.
A suivre….

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20 novembre 2007 2 20 /11 /novembre /2007 00:00

Rachida connaissait bien son mari et savait qu’il ne continuerait pas dans la voie qu’il avait empruntée. Il n’est pas de ces gens qui se débrouillent pour travailler moins, presque pas, et vivre mieux ; ni de ceux qui pour le plaisir de s’amuser sont capables d’écraser d’autres hommes ou femmes, sans que ne reste agrippé à leur consciences un brin de remords. Elle n’avait pas tort.
Son mari comprit peu après que ce qu’il avait entrepris ne s’accommodait pas avec sa nature. Il commença alors à s’écarter peu à peu de ses compagnons qui lui promettaient fortune et richesse. Les utilisés pour réaliser leurs promesses l’écoeurait, le dégoutait. Il ne pouvait supporter, comme il l’avait juré à sa femme, l’odeur de l’illicite. Il bouchait son nez mais l’odeur persistait, l’envahissait, le pénétrait de tous les cotés, à travers d’autres sens qui s’acheminent directement vers sa conscience ; à travers chaque cellule de sa peau. Elle se mêlait à sa nourriture, à son sommeil, à ses rêves…elle l’agaçait comme le soupir désespéré de quelqu’un injustement dépossédé de ses biens…
Il comprit qu’il n’était apte à s’introduire dans ce genre d’affaires, comme n’est pas conçu un chat pour nager. C’est pourquoi il voulait tout rompre et sortir du guêpier où il s’était fourré. Mais il choisit mal le moment de se détacher du groupe. Cela coïncida avec l’arrestation par la police d’un élément de la bande. Tous les autres accusèrent le nouveau de trahison ; et de peur de les dénoncer, eux aussi, ils l’obligèrent de rester parmi eux jusqu'à ce que l’affaire soit classée. C’était une chance pour lui de prouver son innocence. Une chance qu’il repoussa fermement et les quitta subitement en leur jurant qu’il n’avait pas donné leur camarade ; qu’il ne divulguerait rien sur leurs activités.  Mais personne d’eux ne le crut.
Il le sut un matin qui suivit les quelques paisibles journées passées loin des malfaiteurs. Il se rendait ce jour-là chez son ancien employeur pour demander son réintégration. Travailler honnêtement et avoir la conscience tranquille, lui sembla mieux que de s’adonner à des activités hasardeuses et risquées.
Il s’engageait dans une rue déserte quand il vit deux individus le suivre. Il ne tarda pas à les reconnaitre. Il devina même ce qu’ils cachaient sous leurs tristes manteaux. Un frisson le traversa quand il se remémora l’image de ces mêmes individus battre à coups de barre de fer un ancien camarade. « C’est mon tour maintenant, pensa-t-il amèrement. Ils ne m’ont pas cru malgré que je leur ai juré que ce n’était moi qui avais dénoncé l’autre…Ils ne me croiront pas, ils ne me laisseront pas le temps de leur expliquer…les convaincre ».    
Il tourna à droite ; ils tournèrent à droite. Il hâta le pas ; ils hâtèrent le pas. Il se trouva devant la porte d’un bain maure, il y entra sans hésiter. Il croyait qu’il aurait le temps de réfléchir à l’intérieur du Hammam.
Dans la salle où s’étendaient paresseusement les clients qui avaient déjà pris leur bain, tout était paisible. N’étaient à peine perceptible que les gémissements qui s’échappaient des corps qui avaient fait peau neuve dans la chambre chaude, et qui se retournaient dans leurs lits à la recherche d’une position idéale. Ceux qui s’étaient déjà reposés s’habillaient en se regardant dans des miroirs sans forme régulière, collés ça et là sur les murs. Le garçon, à moitié nu, allait et venait d’un pas léger et d’une allure monotone. Il n’existait presque pas.
Le mari de Rachida se dirigea vers le coin le plus caché de la salle pour se déshabiller. Il s’arrangea pour mettre entre lui et le propriétaire qui somnolait derrière sa caisse, l’une des poutres qui soulevaient le plafond et ornaient l’intérieur. Il se déshabilla, jeta un coup d’œil autour de lui. Personne ne le regardait ; il profita de ce moment d’inattention pour décrocher les vêtements d’un autre client et les enfiler rapidement.
Personne ne remarqua que le faux client qui s’apprêtait à sortir venait à peine d’entrer, qu’il n’avait pas pris comme tout le monde son bain, et que le bleu de travail qu’il portait n’était pas sien.
Il croyait que ses anciens compagnons n’allaient pas le reconnaitre, qu’ils n’avaient peut –être pas pris la peine de l’attendre. Il se trompait. Et parfois on n’a pas le droit de se tromper. Hélas ! C’était bien le cas.
Tel un chien de garde, la mort le guettait à la sortie. Les deux hommes qui l’avaient suivi, ne tenaient pas la bride haute à la bête qui, férocement, se rua sur sa victime et la matraqua à plusieurs reprises de ses lourdes pattes d’acier…
Les deux agresseurs s’enfuirent ensuite à grands pas, ignorant les cris des gens. Ignorant l’existence d’une justice naturelle qui ne laisse jamais un crime impuni.
Ainsi, ils ne purent échapper au châtiment. Ils furent vite retrouvés et condamnés à de lourdes peines. Cette condamnation ne compensait certes pas la vie de leur victime mais réconforta cependant son épouse et éteignit en elle la soif de la vengeance.
Rachida repassait dans son esprit l’histoire de la fin de son mari, à chaque fois qu’on effleurait la blessure. Elle y ajoutait des détails et en retranchait. Le récit se modelait d’une évocation à une autre. Tout s’en était amalgamé. La jeune femme ne distinguait plus parfois le réel de l’imaginaire. 
« Et s’il ne veut rien reconnaitre ? ». Rachida se pose encore la question. « Je verrai demain la réaction de Saber. Demain tout sera tranché ». Elle se répand sur son lit, fixe le plafond et attend…demain.
 
A suivre...(Prochainement dans le mariage de Saber)  

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19 novembre 2007 1 19 /11 /novembre /2007 00:00

-- Déposez-nous là-bas, au premier tournant, nous sommes arrivés.
-- et si je vous invite à déjeuner chez moi ? proposa la femme.
-- O merci madame, mais…
-- vous avez quelque chose à faire ?
-- Non.
-- Pourquoi ne voulez-vous pas déjeuner chez moi ?
-- Bon, puisque vous insistez, nous venons.
A l’arrivée, la jeune mendiante constata que le déjeuner était déjà prêt, pourtant personne d’autre que la maitresse de maison n’y était présent ; et le manger semblait plus que suffisant pour Rachida et ses enfants. Ce qui parut inexplicable à l’invité qui, incapable de taire sa curiosité, demanda :
-- Qui a préparé tout cela ?
-- Moi, répondit la dame en esquissant un sourire malin.
-- Je vois qu’il y en a assez, vous attendiez certainement des amis ou des parents.
-- Non, j’ai tout préparé, puis je suis sortie chercher quelqu’un.
-- Et vous ne l’avez pas trouvé ?
-- Je ne sais pas.
-- vous ne savez pas ?
-- Non.
Ne comprenant rien, Rachida se tut. L’autre remarquant son gêne lui précisa :
-- Je cherchais une femme qui pourrait travailler chez moi, rester à la maison, car je suis presque tout le temps dehors. Si cela vous intéresse, c’est donc vous le « quelqu’un » que je cherchais, sinon…
-- vous ne vous êtes pas trompée, madame, je suis bien cette femme…
Ça fait maintenant un peu plus de quatre mois qu’elle a commencé à travailler. Durant cette période, Rachida a mené une vie sans soucis. Parfois il l’inquiète d’avoir eu tout ce qu’elle voulait sans grands efforts. Badra la paie bien et lui offres beaucoup d’avantages. Elle l’avait dispensée, dès les premiers jours, de toutes les formules de politesse. Elle lui avait demandé de la considérer comme une sœur. Badra ne se met guère à table sans être entourée de Rachida et ses enfants. Elle ne se couche pas le soir sans avoir dans son lit Mourad, le plus jeune des enfants de la bonne. Elle l’aime plus que tous les autres. Elle ne sait pas pourquoi.
Le petit garçon s’était plaint un jour d’avoir deux mamans et même pas un père. Les deux veuves éclatèrent de rire, se fixèrent ; leurs visages tout d’un coup s’assombrirent, un nuage vint ombrer l’éclat de leur gaité. Chacune se vit en l’autre comme dans un miroir, triste et désolée. Chacune se vit tel un nid d’oiseau, s’agrippant à une branche d’un arbre squelettique aux feuillages éphémères, mis à découvert par un automne précoce. Une saison qui ordinairement n’arrive qu’après l’éclosion des œufs et le départ des oisillons.
Les deux femmes se retirèrent, chacune dans sa chambre. Chacune voulait vivre solitairement son orage.
Et Rachida pensa à son mari. Elle se rappela les conseils qu’elle lui donnait et qu’il n’écoutait pas. Elle insistait pour qu’il cesse de fréquenter ceux qui le menaient à la dérive ; mais il prétendait qu’il savait choisir ses amis.
Elle les connaissait, ses amis ; ils étaient tous des fossoyeurs, des voleurs, des agresseurs…le défunt était un honnête homme. Ses prétendus amis avaient besoin de lui comme figure niaise, innocente, pleine d’assurance pour mettre en confiance leurs victimes. Comme a besoin un marchand malin, de grosses légumes pour façonner ses étals. Comme a besoin un séducteur de belles formules pour dire son vil désir.
Rachida a cessé de reprocher à son mari ses imprudents agissements juste avant sa disparition. Car, quelques jours auparavant, il lui ordonna de ne plus se mêler de ses affaires. Il s’était éclaté : «  qu’est ce que j’ai tiré de cette vie ? Rien, tu sais pourquoi ? Parce que j’ai été toujours honnête, réglo, l’équivalent de « peureux » chez les gens qui savent vivre. Je n’ai jamais osé m’approcher de l’endroit où les astucieux puisent leurs fortunes. Pour y arriver, on doit emprunter un chemin qui sent l’illicite. Je ne pouvais pas supporter cette odeur ; j’avais peur de vomir tout mon ventre. Honnête et réglo, ton cher mari a passé ses jours à se faire écraser dans les bus, à faire la chaine devant les magasins pour s’approvisionner bon marché, à faire ses huit heures de travail…Comme il était bête, ton cher mari ! Il regrette déjà de n’y avoir pas pensé plus tôt. Comment ton cher mari n’avait-il pas su qu’il pourrait lui aussi toucher au trésor des audacieux sans sentir l’écœurante odeur ? Et pourtant c’était simple ; il suffisait de se boucher le nez…si je n’étais bête je n’aurais pas épuisé toute mon intelligence à résoudre des problèmes d’arithmétique à l’école alors que mes amis se conservaient, comme s’ils devinaient que les leçons théoriques n’allaient servir à rien. Et voilà ! ils avaient raison. Ils n’ont pas bourré leurs cervelles de noms de pays, de superficies, de nombre d’habitants, de noms d’insectes, de grenouilles, de poissons. Ce méli-mélo ne pullulait pas dans leurs têtes les privant de leur sommeil. Ton futur chevalier jouait aux héros. Il levait le bras pour se proclamer après chaque composition champion de la classe. Champion des enfants. Qu’a-t-il maintenant ton champion ? Pourquoi n’ose-t-il même pas lever la tête ? Parce que quand il a grandi, tout en lui s’est refroidi ; il a perdu sa volonté de fer et son obstination de réussir à tout prix. Arrivé à l’endroit du véritable départ, il s’est écarté de la course pour laisser foncer les gens qu’il devançait. Ils ont joué aux papillons nocturnes et se sont précipités sur le feu qui, au lieu de les brûler, les illumina. Ton cher mari jouait le prudent, le sage…le sage ? Non ! Un sage conçoit qu’un vrai martyr meurt en fonçant plutôt qu’en reculant… ».
Rachida savait que son mari n’avait pas complètement raison. Mais il la plaisait de l’entendre user de tout les moyens pour se justifier. Elle entrevoyait cependant une certaine justesse  dans ses idées ; elle ne voulait pas le lui reconnaitre ouvertement, elle préférait souvent être d’un avis différent pour distinguer sa personnalité, se dissocier de lui qui, sentant cet éloignement, s’entêtait à utiliser milles moyens afin de s’imposer et se faire approuver. Elle adorait ce jeu. Elle y renonçait quand les choses se gâtaient. Jamais elle ne laissait son mari aller jusqu’au bout de son désespoir.
A suivre…

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