Un homme en tenue civile, paraissant sûr de lui, pénétra dans l’avion d’une manière fracassante et fort désapprouvée par les « têtes dures ». Il empoigna brutalement par le bras le premier passager qui le trouva sur son chemin :
-- Descendez ! Descendez !
Les passagers et les agents se mélangèrent ; arrivèrent aussi les responsables de la Compagnie. L’appareil pullulait de gens. L’homme qui semblait sûr de lui exhiba son identité :
-- Je suis le commissaire ! Je vous ordonne de quitter l’avion immédiatement !
-- Un autocar pour rentrer chez-nous !
-- Vous avez le choix : ou bien vous quittez l’appareil et vous aurez tous vos droits, ou bien on vous évacue de force et vous n’aurez aucun droit !
Tout le monde s’exclama :
-- De force !
-- Oui de force ! Et il risque d’y avoir des blessés !
-- Des blessés !
-- ça dépendra de vous, c’est à vous de choisir !
-- Tuez-nous alors ! Et puis après ! Nous avons acheté nos billets à la Compagnie pas à la poilce.
Un responsable de la Compagnie, lui aussi talkie-walkie à la main, pensant sans doute se débarrasser de cette affaire avant le départ du Président de la République pour sa visite au Maroc, tenta sa chance :
-- Bon, on mettra à votre disposition un car.
-- Mais qu’est-ce qu’il nous prouve que c’est vrai ?
-- Je suis dans mon bureau, vous pouvez venir me voir…
Et profitant du silence des passagers, il enchaina:
-- Descendez, nous vous paierons le petit déjeuner au Self-service puis nous contacterons un transporteur pour le car ; sinon…
Les « têtes dures » se dévisagent, s’observent, cèdent.
Tout le monde prit comme promis son petit déjeuner. On se murmurait : « Il ne faut pas se disperser ; il faut rester ensemble ».
Neuf heures. Rien. « Ils nous ont roulés, pensai-je ». Nous nous regroupâmes dans la salle d’attente. Les visages fanés par la fatigue, ne pouvaient plus dissimuler cette expression où se mêlaient impuissance, dégoût et énervement. Le désespoir prenait petit à petit du terrain en nous. Chacun se vantait d’avoir les moyens pour partir chez lui mais ne restait avec le group que par solidarité.
Les responsables de la Compagnie, l’air soucieux, vinrent nous rassurer :
-- Vous avez votre car, il est ici, mais nous avons maintenant un problème de chauffeur…
On attendit.
On ne pouvait plus attendre. Deux éléments du groupe allèrent se plaindre au Ministre qui était sur les lieux pour préparer le départ du Président et trouver une solution à la grève. Ils revinrent peu après et nous informèrent que le Ministre leur avait répondu qu’il y aurait peut être des vols à…seize heures ; qu’il ne pouvait rien faire pour nous pour le moment.
Nous quittâmes alors la salle d’attente et nous nous dirigeâmes vers la piste. Les agents de l’ordre ne tardèrent pas à intervenir pour nous en chasser. Gentiment. Tout le monde retourna à la salle d’attente. J’en profitai pour aller téléphoner. La chaine ; le regard meurtrier de celui qui attend son tour ; le niet à l’autre bout du fil.
Le soleil, dépourvu du vent glacial du dehors, s’infiltrait à travers l’immense vitre de la salle et m’offrait ses rayons comme des seins qu’absorbaient voluptueusement mes os profondément pénétrés par le froid de la veille.
Une autre tentative d’occuper la piste échoua mais déchaina une dispute entre un passager et un agent de l’ordre. Le commissaire qui était monté le matin dans l’avion arriva. On lui rappela sa promesse, il demanda au groupe de patienter encore.
Onze heures. Le véhicule est là. Quelle joie ! Il ne ressemblait pas à ceux qui sillonnaient interminablement les pistes de l’aéroport et qui semblaient domestiqués. Notre autocar est plein de sièges veloutés, et sur les cotés, étaient accrochés des rideaux où se mêlaient les couleurs de la patience, de la souffrance et de l’entêtement.
Nous montâmes, l’un après l’autre, sans bousculade. Chacun tenait à donner une belle image du groupe. El-Hadja, qui avait enduré avec nous toutes les souffrances, oubliant qu’elle avait encore près de sept heures de voyage par route, lança du plus profond de son être un you-you strident qui fit retourner et étonner tout l’alentour. Car nul n’espérait une expression de joie.
Tous le monde était gai ; Il n y avait pas de perdant. Apaisés, comblés, nous ne pouvions dissimuler notre satisfaction…La même satisfaction se lisait sur les visages des responsables de la Compagnie, des agents de l’ordre, et d’autres…
Rien n’expliquerait cette béatitude générale si on s’était permis d’exclure la fièvre tenace d’entamer une ère nouvelle dans le pays.
Nous arrivâmes à dix-neuf heures à Oran. En cours de route un passager était descendu du car, nous avait acheté deux morceaux de zlabia. Ils furent partagés entre les quarante-trois passagers. La part de chacun dépassait de très peu la grandeur d’un maigre ver de terre.
Fin.