Il est des évènements qui surprennent, bousculent l’habitude et nous poussent tout d’un coup à agir et penser autrement, à abandonner pour un moment nos espoirs et nous remettre au hasard. Heureusement que l’oubli et le retour progressif de l’enthousiasme nous remettent quelques temps après sur les rails de l’ordinaire, à l’exception de ceux qui déraillent définitivement.
En ce vendredi 06 juin, juste après le coucher, la terre a tremblé à Oran ; cette ville qui venait d’être dévastée par une semaine d’émeutes ; elle s’affairait à panser ses déchirures. Jamais auparavant, Oran ne m’a semblée aussi meurtrie, aussi pitoyable.
En ce vendredi, il y avait un match de football que tout le pays attendait. Chacun y percevait la victoire et se préparait à ne pas rater cette rare occasion d’applaudir, de se rafraichir en jouissant d’une enivrante satisfaction et sombrer dans un bonheur dont le caractère éphémère n’ôte rien à ce moment d’euphorie.
Je ne me doutais pas que le Séisme venait…il se remua quelque part sous Oran, à quelques minutes de la fin du match dont l’intérêt devint tout un coup insignifiant devant l’ampleur de l’évènement.
Habituellement je ne bouge pas de ma place quand la terre tremble. J’ai peut-être à l’idée qu’il est impossible de prendre de vitesse la fatalité ; ou bien les secousses vécues auparavant n’étaient pas aussi fortes pour ébranler mon courage et ma fierté ; ou bien les maisons ne devaient s’affaisser que sur les autres.
Cette fois, je n’étais pas chez moi. J’avais fui les embêtements des enfants et m’étais rendu chez ma sœur dont l’appartement se situe au premier étage d’un bâtiment qui en compte cinq. Ici, me suis-je dit, je suis loin de toutes les tracasseries ; ici personne ne viendra m’appeler ; c’est en de pareils moments que les gens sans goût aiment déranger. Mais nul n’est à l’abri de tout. Nul ne peut tout prévoir. Parfois, nous nous surprenons en train de nous moquer de nous-mêmes quand nous observons les résultats de nos calculs et prévisions.
La terre bouge ! Mon neveu s’écrie : « ezzenzla ! ezzenzla ! ». Je préfère ne pas traduire le mot, il perdrait son sens. Ezzenzla, déluge, malheur, punition divine, gravité, fatalité… « Séisme » aurait sonné plus scientifique, explicable, tendant peu à peu vers la logique. Mais sa résonnance aurait le même sens dévastateur dans le pays qui a donné naissance à ce mot.
Ezzenzla ! Mohamed, mon neveu, est déjà dehors. J’hésite .Tout tremble dans la pièce, un cadre se détache du mur et se brise sur le sol. Un signe inquiétant. Je suis déjà dans le palier des escaliers empli par l’écho des cris inutiles des femmes ; elles semblent avoir rassemblé toutes leurs souffrances et craintes pour s’en alléger en cette circonstance.
Nous sommes tous dans le parking de voitures. Sauvés ! Nous sommes devenus un véritable « nous », curieusement unis, gagnés par la même crainte de mourir. Nous n’avons pas d’ennemi humain ; les voisins fâchés se parlent, les femmes qu’on ne voit jamais sont là, la plupart des gens ont les pieds nus, personne ne s’en soucie ! Ezzenzla ne fait pas de différence et ne semble nullement injuste. Tout le monde est là dans le parking : les pauvres, les riches, les hommes, les femmes, les enfants, les beaux, les laids, les intelligents, les bêtes ! il nous arrive même à penser que nous sommes tous égaux, et à repenser nos rêves et espoirs.
Le caractère imprévisible d’Ezzenzla fait qu’elle peut nous surprendre n’importe où : dans une voiture, dans un café, dans une douche, au travail ; endormi, en train de diner, de plaisanter, de rêver…elle crée en un clin d’œil mille et une histoires.
Sofiane, un mordu de la moto, beau garçon, blond, cheveux longs, une barbichette toute naissante enjolive son menton. Il s’adonna sans précaution à sa passion et fut victime d’un grave accident qui lui paralysa les deux jambes. Il s’apprêtait à se rendre le lendemain aux assurances pour se faire rembourser. Il se trouvait à l’intérieur de la mosquée quand la terre trembla. Il continuait à pleurer durant des heures après l’évènement, il s’était retrouvé seul à l’intérieur de la mosquée après que tous les fidèles l’aient quittée. Il ne s’était jamais senti, depuis son accident, aussi amoindri. La précipitation de la foule lui avait fait perdre ses béquilles, il essayait de rejoindre la sortie en rampant mais en vain. Heureusement, Ezzenzla l’épargna.
La Carroua, un rocher qui tient son nom de sa forme carré, a la particularité d’affronter les fortes vagues quand la mer se déchaine ; c’est là où Kader et son ami Bakhti pêchaient. Quand j’étais jeune, j’y passais des nuits entières en solitaire. Comme je le faisais autrefois en ce même endroit, ils avaient attendu la tombée de la nuit pour capturer les crabes dont la lumière des torches paralyse. Ils s’en serviront pour appâter les poissons. Comme je le faisais autrefois en ce même endroit, Kader et bakhti ont lancé leurs lignes et attendent l’arrivée du premier banc de sars qui ordinairement passent quand la nuit noircit…
La Carroua tremble, vacille ; l’eau frissonne, bouillonne. Derrière les deux pêcheurs, une partie de la falaise se détache, dégringole ; Kader saute dans l’eau de peur d’être atteint par l’éboulement mais une grosse pierre, comme animée par un ordre formel d’Ezzenzla, le poursuit jusqu’au fond de la mer et le coince sans lui laisser la moindre chance de regagner la surface. Bakhti a préféré se cacher dans un de ces trous où je m’abritais autrefois quand il pleuvait. Il se demande s’il n’était pas mort, il ne voit que noirceur mais entend le bruit de la mer. Les vagues, poussées par Ezzenzla, mordent à pleines dents au bout de terre qui a bouché l’entrée du refuge, comme pour le sauver. Bakhti, de l’intérieur, tente de trouver une issue en tâtonnant avec sa canne à pêche. Un bout de lumière. Il s’en sort. Il renait. Le dehors n’est que vagues et poussières blanches donnant à la nuit un visage désolé. Il pense à son ami, ses yeux s’emplissent de larmes…
Ezzenzla a provoqué en moi des remous, J’ai laissé tomber tous les projets qui m’empêcheraient de mener une vie simple. Je ne regretterai que les moments passés sans m’avoir permis d’en arracher une pincée de bonheur. Et quand ça me tente de rêver grand, je repenserai à Ezzenzla.