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30 novembre 2006 4 30 /11 /novembre /2006 00:03

   
    
    C'est là, dans la rue que Saber a le plus peur. Il lui semble que tout le monde le surveille. Il craint qu'une connaissance le salue de très près sans qu'il ne l'entende, qu'une femme séduisante lui sourit sans qu'il le constate, qu'un fou euh…qu’un homme frappé par son mal le remarque…
 
    Mais cet après-midi tout lui semble rassurant. Saber n’a pas cet air qu’il avait tout à l’heure. Rien ne le différencie des autres passants. Il n’a pas les nerfs prêts à craquer. Il ne porte plus des habits sales. Cependant, sa chemise toute neuve le gêne quelque peu. Elle est d’une couleur assez claire et encourage, lui semble-t-il, sa brune gueule à trop se montrer, s’imposer aux regards. Non même avec ça il n’a pas l’allure aussi veule qu’il le croit. Et qu’y a-t-il, de drôle dans le comportement d’un homme qui se dirige tout droit vers la boulangerie ? Saber n’est plus ce vrai fou d’autre fois, cet étranger qu’il fut juste après la disparition de Hayat.
 
    Il devint cet étranger, la nuit qui suivit l’enterrement ; juste après son retour de cet endroit où l’avait éloigné le Destin pour lui dérober Hayat.
 
    Il dormait, sur se joues, s’étaient immobilisées ses larmes sèches, inertes ruisselets limpides, et formaient une mince et luisante couche de…pureté. Un cauchemar l’éveilla en sursaut. Il se leva, et d’une main tremblante écrasa l’interrupteur. La chambre s’emplît de lumière et tout s’évanouît : L’ombre qui lui serrait la gorge avec une fureur démoniaque, les monstres indescriptibles qui dévoraient tout frais le corps de Hayat…Et tout ce que l’étroitesse de son esprit n’avait pu contenir ni sa mémoire retenir.
 
   Il demeura un moment pensif puis décida de faire un tour au dehors. Retourner au lit lui parut horrible. Il sortit.
 
   Il était près de deux heures du matin. La nuit était douce et un vent presque inexistant soufflait une tiédeur endormante. D’un pas incertain, Saber marchait, marchait comme guidé par un instinct étrange.
 
   Soudain, il s’arrêta. Il s’était rendu compte qu’il avait oublié quelque chose très importante. Il regagna alors sa chambre et du dessous de son lit retira la boite qu’il mit soigneusement sous son bras. Il ne faut pas que ça se froisse en cours de route, la robe. « Je la déposerai sur sa tombe, ça lui appartient.»
 
   Il ressortit et reprit son chemin en risquant, de temps à autre, un coup d’œil derrière lui.
 A la sortie de la ville, il eut une grande envie de se reposer ; il s’assit sur une grosse pierre et éprouva ce plaisir de la solitude dans la nuit, goûta un moment à ce silence fort inhabituel, à un monde paisible et apaisant quoique sombre. Il écoutait la nuit se taire quand des idées bizarres lui vinrent à l’esprit. « Non ! Elle n’est pas morte. Son âme est là quelque part. son âme m’entend en ce moment, me voit ; je le sens. Elle est immortelle.»
 
    Il s’efforça de chasser ces idées et penser à autre chose, à son avenir par exemple. Comment sera-t-il cet avenir sans Hayat ? Et puis, pour se rebâtir il faut de l’argent. Si j’avais beaucoup d’argent, je serais le noble, l’honorable, le bien respecté. Je ne craindrai que cette rareté qui juge juste la valeur de l’homme et l’estime. Cette rareté impossible à acheter. Autrement, tout le monde me sourirait. Je ne pourrais distinguer l’ami de l’ennemi. La vie s’offrirait à moi en méli-mélo. Si j’étais riche, Hayat ne m’aurait pas quitté ainsi ; j’aurais pu la soigner. Défier la mort. Mais le sort s’est toujours dressé contre moi. Inébranlable.
 
    Il se releva, s’enfonça dans les broussailles, dernière étape avant l’arrivée. Ses rêvasseries se cognaient à la Réalité chaque fois qu’une chauve-souris lui frôlait l’oreille ; chaque fois qu’un oiseau apeuré s’envolait bruyamment d’un arbre, que l’aboiement d’un chien déchirait la nuit. Tiré de son phantasme, il se heurtait à cette incontournable et persistante Réalité. Cette Réalité qui, en le contredisant, l’attristait et l’angoissait. A mesure qu’il s’efforçait de retrouver son calme habituel et refaire surface afin de faire face à la force qui le poussait à avancer, toujours avancer, les souvenirs l’envahissaient, éveillaient en lui mille espoirs qu’il arrive à peine à les reconnaître…chimériques.
 
     Sa tristesse s'exacerbait chaque fois que cette idée d'aller sans retour de Hayat le transperçait telle une lance un corps.
 
   Le cimentière. Les arbres immobiles comme morts semblaient le contempler. Un étrange silence planait. Un silence tout autre. Un silence justifié. Un silence qui se taisait…  Il était le seul être vivant de tout ce qui gisait ou se dressait autour de lui. Tout obéissait à l’inertie de la Mort. Rien ne l’encourageait à vivre, surtout quand il lui vint à l’idée que de l’autre coté, dans l’au-delà, l’attendait impatiemment sa famille et sa bien aimée. Je les rejoindrai moi aussi un jour. Quand ?
 
   Saber s’agenouilla auprès de la tombe de Hayat, caressa tendrement le tas de terre encore humide. Il ouvrit le paquet, déplia la robe et l’étala sur la tombe. Une chaleur douce, très douce, le gagnait, mille brûlures consumaient son visage, et des larmes vinrent atténuer sa douleur.
 
   Une voix sourde perça le silence. Saber jeta un coup d’œil aux alentours. Rien. Une hallucination ? Et comme pour répondre à ses interrogations, la voix gronda encore une fois. Elle venait du sous-sol. De la tombe. C’est certainement celle de Hayat ! Je le savais, elle n’est pas morte ! C’est elle ! C’est sa voix !
 
   Et incapable de résister à la tentation de vouloir revoir sa chère bien-aimée en vie, Saber planta ses ongles dans la terre fraîche. Il faut que je la sorte de là avant qu’elle ne soit bien morte. Il creusait, creusait, sans laisser filer le moment même qu’il lui fallait pour retrousser les manches. La perte d’une seconde ne pourrait-elle pas égaler celle d’une vie ?
 
   Ça s’approche ! ça se distingue , la voix déchirée par l’angoisse ! Il y eut en Saber de cet homme qui s’efforce de bâtir un tout d’un rien, une plénitude d’une vacuité ; il y eut en lui de ce naïf qu’une lueur d’espoir fait vivre une éternité.
 
   Ça bouge ! ça se débat, le corps qu’on croyait raide ! « A l’aide ! A l’aide » semblait lui souffler Hayat à bout de force.
 
   Saber la retira de sa tombe, déchira rapidement le linceul, puis l’allongea doucement en laissant sa tête reposer sur ses genoux. Elle respire ! Elle vit donc ! Il plongea sa main dans sa chevelure éparse.
   - J’avais le pressentiment que tu es vivante, tu es si jeune pour mourir !
   Hayat le fixa d’un œil comme pitoyable, leva les mains dans un lent geste et les déposa sur les joues ruisselantes d’un mélange de larmes et de sueur de son délivreur qui n’attendait de ses lèvres qu’un tout petit mot, une syllabe, un soupir, pour qu’elle soit à ses yeux tout à fait vivante. Il la supplia :
  - Dis quelque chose Hayat ! Dis quelque chose !
   Hayat murmura alors :
   - Comment ont-ils osé me faire ça ?
   - Ne perdons pas de temps, Hayat, lève-toi, éloignons-nous d’ici !
   -Comment ont-ils osé m’enterrer vivante ?
   - Ne pense plus à ça, rentrons !
   - Jamais je ne retournerai parmi eux, je préfère plutôt…ô Saber !
   Et d’un coup, elle laissa ses mains retomber. Elle s’abandonne à l’inertie. Elle fixait toujours Saber, mais…du blanc de ses yeux.
   -Non ! s’écria-t-il, tu n’es pas morte, tu vivras !tu vivras !
 
   Saber attendit une heure, deux, trois, pendant lesquelles son espoir s’écrasait petit à petit sous le rigidité du corps qui pesait sur ses bras.
 
   L’aube pointait au levant, balayant l’obscurité comme pour le mettre à découvert, et la blancheur du linceul commençait impitoyablement à se distinguer de la couleur bleue sombre de la robe à moitié enterrée.
 
   La brise matinale soufflait le fade, le vide, le désespoir ; soufflait tout ce qui pousse vers le ne-plus-être. Saber se retrouva juste à la frontière entre la mort et la vie. Il repoussa l’idée d’opter pour la mort. Il ne pût mettre fin à ses jours, lui avait manqué cet immense courage pour le faire, et s’étaient profilés au loin combien de rêves non convaincants mais qui le firent cependant renoncer à passer de l’autre coté de la barrière. Il préféra alors traverser, endossant toutes les peines, cette période menstruelle de sa sale existence, quoique l'avenir lui paraissait apeurant. J'aurai grandement besoin de Hayat pour m'aider à tenir l'autre poignée de la vie !
 
    Il baissa la tête histoire de ne plus penser à tout cela, mais les choses persistent parfois et s’imposent ; s’imposèrent alors à lui comme un sourire clos, comme un regard éteint, un cœur abîmé. Comme l’absence de l’âme qui les animait. On dit souvent que se souvenir, c’est un peu souffrir ; ce n’était pas un souvenir pour Saber. Le sourire clos, le regard éteint, le cœur abîmé étaient là, éparpillés mais harmonieusement sur le corps inerte de Hayat, étendu dans une mort dont il hésite à admettre la réalité.
 
   Saber demeura perplexe, ne sachant comment agir, lui le sage, le lucide qui n’avait jamais cessé de consoler les autres dans les moments pénibles : «  Ne désespérez pas, amis, peut-être ce qui vous semble malheureux n’enfantera que votre bonheur ». Nul ne vint ce jour le secourir. « Chacun pour soi, Dieu pour tous ». Il avait violé une loi : l’envers de ce dicton. Il s’était trop soucié des autres, il fallait donc que personne ne se soucie de lui, le croyant fort est capable de tout affronter seul.
 
   Le cimetière pullulait de gens, des vivants qui criaient : «  C’est incroyable ! » ; « Il déterre les morts ! » ; « C’est un monstre » ; « Qu’attendons nous pour alerter les forces de l’ordre »…et tout un tas d’expressions qui offensent, qui énervent, qui détruisent. Et que restait-il en Saber à offenser, à énerver, à détruire ?
 
   Il était là, paisible, la dépouille de Hayat sur les bras. Il ne fit pas un geste ni ne dit mot. Comme si rien ne se passait. Comme s’il ignorait la présence de la foule qui s’était agglutinée autour de lui. Comme s’il n’entendait rien de ce que prononçaient les bouches hébétées, ne sachant de quelle façon remuer la langue pour arriver à exprimer pleinement leur dégoût ou leur étonnement.
 
   Saber était préoccupé par autre chose ; par ce qui se produisait au levant. Il fixait le soleil non encore dévêtu de sa rougeur matinale, qui venait lui annoncer son premier jour de folie. La folie, ce refuge inaccessible où l’homme redécouvre sa sauvagerie primitive, redécouvre sa liberté, défiant toutes les contraintes qu’il s’est imposées pour bâtir une prison qui ne fait au fil des siècles que se rétrécir. La folie, cette maladie indolore qui n’empêche pas son porteur de rire à pleines dents ; cet univers où l’on ne s’étonne pas même en entendant les morts de racontant les belles aventures de leur vivant. Saber ne ressentit même pas les menottes glacées se refermer autour de ses poignets…

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commentaires

K
L'amour , la mort, la folie , la réalité...  tout ça à la fois  !  C'est époustouflant . 
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