Saber et Satan (1)

    - Aujourd’hui tu ne dois pas partir sans prendre un café, dit Saber à Rachida , lors de sa troisième et dernière visite chez lui.

       Elle était venue lui dire que la patronne voulait qu’il remplace le lendemain le chef de chantier qui serait absent pour quelques heures. Sa collègue de travail n’accepta l’invitation que difficilement. A contre cœur. Ce qui toucha Saber. Il eut l’impression, en mettant la casserole sur le feu pour préparer le café, qu’il s’était trop abaissé ; il avait presque imploré Rachida de rester. Il voulait seulement la recevoir en tant que personne respectable, lui faire sentir qu’elle méritait d’être traitée comme une honorable invitée ; mais elle se montra récalcitrante; Comme si elle n’avait pas confiance en lui. Ça ne sert à rien de bien se conduire, grogna Saber. Je ne mérite même pas la confiance d’une femme qui me connait maintenant assez bien. Je suis pour elle n’importe qui. Et qui me dit qu’elle ne pense pas que je tente de la séduire ? Qui me dit qu’elle ne m’assimile pas à un garçon mal élevé qui n’hésiterait pas à lui sauter dessus comme un fauve ? Elle n’a pas confiance en moi.

      Une voix venant de nulle part mais l’envahissant partout vint balayer son doute : « C’est certain ! Elle n’a pas confiance en toi. Sinon pourquoi n’avait-elle pas accepté ton invitation dès le début ? ». Il pensa à Satan.

     Je suis pour elle le mâle qu’une femme prudente doit éviter d’être seule avec lui. Surtout la nuit. Comme je suis, pour les gens qui la voient venir à chaque fois chez moi, l’homme heureux qui a fait bonne pêche. Je suis devenu à leurs yeux un véritable adulte et bon séducteur.

     Quelques uns de ses voisins lui faisaient, en le croisant, un clin d’œil complice en guise de reconnaissance. Mais à la mosquée, d’autres le regardent du coin de l’œil, une façon de l’accuser de faux croyant et d’hypocrite. N’est-il pas hypocrite de recevoir une femme chez soi après avoir accompli à leurs côtés la prière du coucher ?

     Même si rien de ce qu’ils pensaient ne se passaient, il était désespérant pour Saber de faire avaler cette vérité ni aux pécheurs ni à ceux qui semblaient emprunter le Droit-chemin. Car pour les uns comme pour les autres, un homme seul avec une femme la nuit, ne peut étouffer le désir inné de recouvrer son autre moitié. L’absence de la lumière du jour et des trouble-fêtes laisse le champ libre pour que se réalise une telle retrouvaille.

     Et si je leur disais que je me suis retrouvé maintes fois dans de pareilles situations sans éprouver le moindre désir ? Me féliciteront-ils de m’être si bien conduit ? Non ! Ils penseront que je suis un impuissant, que je ne suis pas un homme. Même pas un animal. Que je suis une chose, ils pourraient l’admettre ; mais pas n’importe quelle chose. Une plante aurait plus de valeur que moi. Les plantes les plus éphémères vanteraient la virilité de leurs mâles qui, pour qu’elles naissent, ont eu le discret désir de germer. Tout se conforme à la nature. Saber doit donc s’y conformer.