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18 février 2007 7 18 /02 /février /2007 00:02

   
                                                                             
   Son estomac se plaint, Saber n’a rien de prêt à avaler ni à faire cuire. Le désir de manger ne s’était pas fait ressentir au dehors, alors qu’il revenait du travail. Ne lui était parvenue ni l’odeur alléchante qui se dégageait des restaurants, ni celle qu’exhalaient les pommes qui ornaient et combien embellissaient la table du marchand de fruits. Rien ne lui parvenait de ce qui l’entourait. Il était transporté par un autre désir. Le désir d’arriver chez lui et s’y enfermer. Il avait une autre faim.
 
  Et voilà maintenant son estomac qui dicte son ordre : vas nous procurer de quoi nous nourrir. On ne fait que se plier, pense Saber, tantôt par ci, tantôt par là, pour combler des lacunes qui s'y dessinent. On n'arrive jamais à se satisfaire. Il y a toujours des besoins nouveaux qui naissent. Il y en a même qui s'amusent à revenir tous les jours, voire toutes les heures, l’air suppliant parfois, et parfois véhément. Saber a peur que ce soit là toute sa vie. Il le craint mais rien ne le convainc. Hayat lui avait dit un jour que la vie est belle, très belle même pour qui sait la tenir du bon bout.
 
   Il ouvre la fenêtre. Une partie de la ville se déplie. Les maisons et les immeubles s’étalent, s’immobilisent, se distinguent après que son esprit les avait fait vibrer un moment. Au dessous, juste au pied de l’immeuble où il habite, la rue fourmille de passants dont un grand nombre d’écoliers aux tabliers couleur…d’enfance.
 
  Les cris des gamins l’envahissent, ressuscitent dans sa mémoire l’école du Douar. Il se revoit alors traînant, traverser les dunes de sables, s’arrêtant ça et là pour contempler une fourmilière ou terminer ses devoirs. Il revoit le maître d’école, emporté par la colère, essayant en vain d’apprendre aux élèves comment faire une division avec un nombre effrayant de chiffres après la virgule. Badra, la seule petite amie qu’il avait alors, surgit à son tour et commence à poser, l’une après l’autre, ses questions bêtes à Saber, auxquelles il répondait aisément. Elle le quitte pour rejoindre sa classe non sans l’avoir fixé, comme d’habitude, d’un œil admiratif ; une façon de lui dire : Tu me plais Saber ! Avant, elle le lui disait ouvertement. Mais quand elle atteignit l’âge de douze ans, naquit en elle une pudeur qui l’empêcha d’agir de la sorte. Elle avait certainement su combien est-il imprudent pour une jeune fille d’exprimer ses sentiments d’une manière aussi ouverte, jugée par sa féminité inintelligente. S’était insinué en elle, sans doute, l’instinct qui avait antant pénétré Eve et fait d’elle une créature passive. Qui toujours attend et jamais n’agit. Adam s’était trouvé alors contraint de faire le premier pas pour qu’eut commencé l’Existence.
 
 Badra réapparaît encore, cette fois triste et embarrassée. C’était lors du dernier jour de Saber au Douar. Son père ne l’avait prévenu que la veille qu’ils allaient quitter leur terre natale pour s’installer en ville. Le vieil homme comptait y passer le restant de ses jours. Et que lui restait-il à vivre ? La mort le surprit avant même qu’il ne s’habitue à l’atmosphère de la ville, ou plutôt à son enfer…
 Badra s’éteint comme une étoile au lever du jour. Un soleil émerge à l’horizon de l’esprit de Saber : Hayat, comme jalouse, dissipe, efface, l’image de la petite écolière. Elle se plante devant lui, là dans le vide, à proximité de la fenêtre, presque à la portée de sa main, un sourire de fée aux lèvres. Saber ne croit pas ce qu’il voit. Est-ce un rêve ? Non. Hayat persiste. Il lui tend la main en la suppliant : « Approche-toi Hayat ! Je ne peux pas te rejoindre là ou tu es, je ne peux pas m’envoler comme toi ; je suis vivant ; j’ai la chair qui pèse ; approche-toi ! Entre par la fenêtre, viens t’asseoir sur cette chaise, la tienne, elle est toujours là, attends je vais t’aider… » 
 
   Saber met son pied sur le bord du cadre de la fenêtre. Il s’apprête à se lancer dans le vide, rejoindre Hayat ; il s’accrochera à elle ; elle ne le laissera pas tomber. Il lui semble que quelqu’un crie : « Non ! Non ! Ne fais pas ça ! »
   Hayat s’éloigne, s’éloigne, s’éloigne et ne semble guère entendre Saber la supplier : « Ne m’abandonne pas ! Ne m’abandonne pas ! ».
 
   Elle s’est évanouie sans laisser aucune trace. Mais Saber est convaincu qu’elle reviendra. Car elle souriait. Elle était gaie. Il lui avait plu de l’avoir vu si content de son retour. Elle reviendra et entrera la prochaine fois. Elle entrera par la porte que je ne fermerai pas désormais à clé. Ainsi, au cas où je serais absent au moment de son retour, elle m’attendrait à l’intérieur. Elle ne pourra pas rester au dehors. Les morts, à ce qu’il paraît, ont horreur d’être vus par les vivants. Les autres vivants, pas moi. Hayat n’aura jamais peur de moi. Je dois maintenant préparer un bon endroit où elle pourra s’asseoir. Je dois…O mon Dieu ! O mon Dieu ! ça revient encore, ma folie…
 
   Dans la rue s’était dessinée une immense tache noire d’où se dégage telle une odeur puante, un sourd bourdonnement. La tache se décompose à mesure que la fixe Saber. Ses composantes prennent des couleurs différentes, les unes des autres, allant des plus sombres au plus claires. Se distinguent alors les gens des trottoirs, les corps des têtes, les enfants des adultes, les hommes des femmes. Le sourd bourdonnement se transforme en d'innombrables "Que se passe-t- il? » et en autant de « Un homme allait se jeter du quatrième étage ».
   Saber se rend compte de la gravité de la situation, en réalisant ce qui se passait au moment où son désir de rejoindre sa bien-aimée le transportait.
 
   - Des problèmes Saber ? lui crie de toutes ses forces un jeune homme. Il le reconnaît. Lounis, un brave garçon qui travaillait avec lui. Ils étaient tous les deux serveurs dans un café.
   - je changeais une pommelle de la fenêtre et mon pied a glissé. Heureusement que je n’avais pas complètement perdu l’équilibre, sinon…
   - Rien de grave donc ?
   - bien sûr que non !
   Une autre voix se détache de la foule :
   - Il ment ! Il ment ! Je l’ai vu de mes propres yeux, il tendait les bras en l’air, il parlait tout seul, il était sûrement en train de faire sa dernière prière avant de mettre fin à ses jours. Il ment ! Je l’ai vu…
   Lounis éclate de rire. Toute la foule pivote, le dévore de regards interrogatifs. Et comme pour chasser la perplexité des visages, il s’adresse au vieil homme qui parlait :
   - Si vous connaissez comme moi Saber, vous ne croirez pas vos yeux, même en le voyant s’enfoncer un poignard dans le ventre. C’est un homme toute patience et toute sagesse, qui pour toute la richesse du monde n’oserait faire le moindre mal aux autres, comment pensez vous qu’il le fasse à lui-même ?
   Saber fait un signe de reconnaissance à Lounis qui, en guise de réponse, lui lance :
-         A un de ces jours !
 
   Les gens qui n’avaient pas eu la chance ou la malchance d’assister à la fin de Saber se dispersèrent, convaincus par son ancien ami. Le vieil homme qui avait tout vu, adossé au mur, se demandait s’il n’avait pas rêvé.
   Le calme revient. Saber se retrouve maintenant face à lui-même. C’est grâce à ce vieillard là-bas, qu’il s’en était bellement sorti. C’est cet homme qui cria le premier, le voyant sur le point de se jeter dans le vide, et l’éveilla ainsi de sa folie. C’est lui qui, au moment où leurrait Saber le visage flamboyant de Hayat et l’attirait vers les bras ouverts de la mort, le délivra de son inconscience et chassa d’une vive voix sa déraison.
 
   Lassé de fourrager vainement dans sa petite tête, en quête d’une explication à la curieuse vision, le vieillard repart à son tour.
  Le pauvre ! Personne ne l’avait cru sauf Saber, bien sûr. J’aurais du le remercier pour son geste délivreur. Mais cela aurait équivalu à une reconnaissance de ma folie. Chose que j’ai toujours étouffée et dont je crains qu’elle ne s’évade de mes tréfonds. Remercier mon bienfaiteur permettrait aux gens de me considérer comme fou, car j’aurais à ce moment-là, reconnu que j’allais me jeter de la fenêtre, me suicider. Et y a-t-il un homme plus fou que celui qui se suicide ?
 
   Saber décide de ne pas aller taper gentiment sur l’épaule de son bienfaiteur et lui dire : « merci de m’avoir sauvé la vie ». Il ne supporterait pas que des parents tapent discrètement sur les épaules de leurs enfants puis leur disent : «  On ne vous a pas touchés, c’est Saber-le-fou qui vous a frôlés, il rôde certainement par ici, la nuit il devient invisible ». Ainsi les enfants terrifiés cessent leur tapage et regagnent leurs lits. Et maris et femmes se consacrent...
   Il ne supporterait pas qu’on le traite d’inconscient, d’aliéné. Il n’a jamais senti qu’il était réellement ainsi. Il lui arrive, il est vrai, de faillir parfois aux règles que lui impose la société ; mais peut-on assimiler cela à la folie ? Il lui arrive d’être attiré par une étrange lumière prometteuse et rassurante, dont le rayonnement semble transpercer le voile qui dissimule la vérité des choses. Il tente alors de s’aventurer, de se laisser transporté vers cette lumière, s’abandonner à elle et y fondre, mais toujours son corps le gêne et naissent le doute et la crainte qui font qu’il hésite, recule. Le moindre pas en arrière suffit pour anéantir ses espérances, pour que tout ce merveilleux monde auquel il aspire, d’un coup disparaisse. Et il lui arrive de se voir à l’autre extrême, au dessous de tout, repoussé par tout, délaissé quelque part, la main tendue, implorante, chatouillé méchamment par une insupportable indifférence.
 
   Tout cela est emprisonné en lui-même par son désir de jouir pleinement de sa personnalité. Tout ce branle-bas intérieur est exprimé au dehors par un respectueux : « Bonjour monsieur ! », un poli : « Je m’excuse madame ! », un généreux : « Tenez enfants, de quoi vous acheter des bonbons ! ». Rien ne l’inquiète maintenant ni l’apeure, tant que cette sorte de lutte demeure intestine, dissimulée aux autres par un visage calme et combien menteur.
 
 Et puis que sais-je, se console-t-il ? Peut-être que tous les hommes portent mon mal ! Mais absorbés par ce qui les entoure, menant un éternel combat pour repousser l’haïssable et s’approprier le désirable, ne jouissent aucunement d’un moment libre pour se consacrer à eux-mêmes. A leur existence. Ce qu’ils ont de très profond, d’intime, leur importe peu. Ils n’osent même pas se regarder en face. Ils n’osent pas s’attarder là où il faut. La vie passe vite, si vite pour eux qu’ils ont toujours hâte de rassembler, au jour le jour, de-ci de-là, tout ce qui leur semble embellissant, pour bien meubler chaque journée de choses qu’ils disent heureuses, pour se procurer quelque joie. Qu’ils se détrompent ! Cette joie n’est qu’éphémère et ne pourrait nullement égaler celle exhalée par le visage de Hayat…
 

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